Exactement 805 ans se sont écoulés depuis 1218. C’est la période qui sépare notre époque de la fondation, par le monarque aragonais Jacques Ier, de ce qui est considéré comme la première entreprise d’Espagne, la Casa de Ganaderos. Cette coopérative, qui existe encore aujourd’hui et compte 270 membres, est un bon exemple de l’héritage économique de la Communauté, un territoire éminemment agricole et d’élevage jusqu’à une bonne partie du XXe siècle. Cependant, au cours du siècle dernier, elle a connu de profonds changements qui l’ont amenée, ces derniers temps, à être à la pointe de la technologie avec, par exemple, l’arrivée de trois centres de données Amazon Web Services (AWS), axés sur les services en nuage du géant de la technologie.
Comme l’explique Marcos Sanso, professeur d’analyse économique à l’université de Saragosse, l’économie aragonaise était encore “essentiellement agricole” au début du XXe siècle mais, depuis, “elle a beaucoup évolué”.
Une approche partagée par le doyen du Collège des économistes d’Aragon, Javier Nieto, qui observe qu’au cours du siècle dernier, “il y a eu une profonde transformation de l’économie”. En effet, “nous sommes passés d’une économie basée sur le secteur primaire, essentiellement l’agriculture et l’élevage, à une économie où le secteur des services domine et où le poids de l’industrie s’est maintenu”.
Une campagne vide et une ville en expansion
Si l’on se penche sur le siècle précédent, le XXe, Sanso observe comment des situations politiques complexes ont été vécues, telles que la deuxième république, la guerre civile et la période d’après-guerre, jusqu’à ce qu’une période de “plus grande modernité économique” soit atteinte dans les années 1960. “Jusqu’aux années 1950, par exemple, l’économie aragonaise était vraiment arriérée, avec une prédominance de l’activité agricole et une industrie très embryonnaire”, explique-t-il. “C’est à partir des années 1960 que l’industrie a commencé à se développer, en particulier autour de Saragosse”, poursuit-il.
C’est aussi ce que pense Nieto, qui observe qu’il y a un siècle, il y avait “un pourcentage important de produit intérieur brut (PIB) industriel”, mais que toute cette activité secondaire était “liée au secteur primaire”.
À partir des années 1960, Saragosse est devenue un centre économique qui a “absorbé une grande quantité de population” du monde rural, explique Sanso à propos d’une situation de déséquilibre démographique dans la région qui perdure encore aujourd’hui. “Il y a eu une énorme migration des zones rurales de tout l’Aragon, et pas seulement de la province de Saragosse”, souligne-t-il à propos d’un phénomène qui a également entraîné le développement de la construction dans la ville.
Cet exode de population, précise Nieto, “a été exagérément aigu” dans le cas de l’Aragon, où “la capitale s’est énormément développée” alors que l’on assistait à un processus de dépeuplement progressif des zones rurales.
Ce déplacement de la campagne vers la ville est le résultat du plan de stabilisation mis en œuvre par le régime franquiste en Espagne à partir de 1959, lorsque celui-ci a voulu mettre fin à l’autarcie et s’ouvrir au monde extérieur. Tout cela s’est traduit par un développement “énorme” du pays, avec une croissance de 7 % par an jusqu’en 1974 (date de la crise pétrolière). “Il n’y a plus jamais eu de croissance comme celle-là”, ajoute le professeur.
C’est d’ailleurs de cette époque que datent les géants actuels de l’économie aragonaise, comme Balay – qui fait aujourd’hui partie du groupe BSH – ou, fondée quelques années plus tôt, la société papetière Saica, l’une des plus importantes d’Europe à l’heure actuelle.
La croissance se poursuit dans les années 80
À partir de ces années, l’économie aragonaise a commencé à se spécialiser “dans certains aspects industriels”, une question qui a atteint un point culminant avec l’installation de General Motors en 1982 à Figueruelas. Cette spécialisation dans l’industrie automobile, qui se poursuit encore aujourd’hui sous le nom de Stellantis, a également entraîné la création d’une industrie auxiliaire “très importante”, souligne M. Sanso.
Preuve du poids de ces entreprises auxiliaires, l’usine, qui a débuté avec 10 000 travailleurs, en emploie aujourd’hui 5 000, mais le secteur automobile de la région compte plus de 25 000 emplois.
Cette croissance industrielle a également entraîné un fort développement des transports et de la logistique, des secteurs qui, par ailleurs, sont également “caractéristiques” de l’économie aragonaise d’aujourd’hui, affirme le professeur de l’université de Saragosse.
Tout cela sans oublier l’importance de l’agriculture, qui a permis à une industrie agroalimentaire “importante” d’exister aujourd’hui. “Disons que ce sont les trois secteurs – automatisation, logistique et agroalimentaire – dans lesquels l’Aragon s’est le plus développé et s’est le plus spécialisé”, ajoute M. Sanso.
Ainsi, et pour résumer ce qui a été vu jusqu’à présent, “l’économie aragonaise s’est tertiarisée à partir des années soixante”, de sorte que, progressivement, les services ont également “beaucoup progressé”, affirme l’expert.
Sur ce point, Nieto maintient une approche très similaire, considérant que, dans le secteur industriel, des sous-secteurs tels que l’automobile, les biens d’équipement et l’industrie alimentaire se distinguent en Aragon. Cette dernière, d’ailleurs, “s’est développée ces dernières années, surtout en ce qui concerne la transformation des produits du secteur primaire”. En effet, le secteur agroalimentaire représente déjà environ 10 % du PIB communautaire.
Pour en revenir au XXe siècle qui a conduit à la structure économique actuelle du territoire, les années 1980 ont également connu un autre moment particulièrement important avec l’intégration de l’Espagne dans ce qui était alors la Communauté économique européenne (aujourd’hui l’Union européenne) en 1986.
Cette étape a donné lieu à une période de “très bonne” croissance pendant près d’une décennie, qui s’est surtout manifestée en termes de productivité et d’emploi, de consolidation de l’industrie et des services et d’augmentation des exportations.
Ainsi, l’installation et le développement de paquebots transatlantiques tels que GM “ont généré une culture industrielle très importante qui s’est propagée au reste du tissu industriel et a fortement stimulé l’ensemble du secteur”, souligne M. Sanso.
Crise et reprise
Ensuite, du milieu des années 1990 à la crise de 2008, il y a eu une période de croissance et des changements structurels “très importants”, note le professeur, comme l’intégration des femmes sur le marché du travail et l’augmentation de l’immigration, en particulier depuis le début de ce siècle.
En ce qui concerne cette période, Sanso affirme que, bien qu’il y ait eu une croissance, surtout en termes de revenu par habitant et de secteur tertiaire, elle a également été “très trompeuse”, non seulement en Aragon, mais dans l’ensemble du pays.
En effet, si l’emploi et, par conséquent, le revenu par habitant ont augmenté, ce n’est pas le cas de la productivité, qui a plutôt “pratiquement diminué”. Dans un scénario où l’environnement proche maintenait ou augmentait la productivité, l’économie espagnole – et celle de l’Aragon – devenait non compétitive et présentait des “niveaux insupportables” de déficit commercial, atteignant jusqu’à 10 % du PIB.
Après cette période traumatisante sur le plan économique, la reprise en Aragon a progressé dans la consolidation des lignes qui avaient déjà du poids dans la Communauté et dans un effort du tissu d’entreprises pour vendre en dehors des frontières régionales et nationales.
En outre, cette reprise “a beaucoup à voir avec ce que l’on appelle une dévaluation du marché du travail”. Cette question, malgré ses connotations négatives, a fondamentalement “aidé à récupérer la productivité parce que le chômage a énormément augmenté et a inversé ce qui s’était passé auparavant”, explique Sanso à propos de ce manque de compétitivité.
Ainsi, la voie de la reprise a consisté à maintenir la spécialisation qui existait déjà, mais avec des activités “plus compétitives” et en récupérant le commerce international “avec des excédents très importants”, en particulier dans les principaux secteurs du territoire et dans certaines entreprises créées au cours des dernières décennies.
Parmi celles-ci, Sanso signale Inditex, dont l’activité de stockage et de distribution à PLAZA “a beaucoup contribué à l’augmentation des exportations” et au fait que l’aéroport de la capitale aragonaise est le deuxième d’Espagne en ce qui concerne les marchandises.
Attraits et défis
Le professeur note que l’importance de la logistique et du commerce extérieur “a rendu l’économie aragonaise très visible”, ce qui a permis à “de nombreuses initiatives d’investissement” de voir le jour dans la région. Des projets comme, par exemple, l’usine BonÀrea à Épila, ou celle d’AWS, à Huesca, Villanueva de Gállego et El Burgo de Ebro.
“Il y a beaucoup de projets d’investissement très intéressants”, souligne-t-il dans un scénario où il mentionne également le “succès” de l’aéroport de Teruel, spécialisé dans le stationnement et la maintenance d’avions, “qui est un exemple au niveau mondial”.
Nieto est d’accord pour souligner les secteurs de la logistique et de l’agroalimentaire dans le panorama actuel, bien qu’il souligne également le secteur des énergies renouvelables, qui trouve dans la région “un domaine très avant-gardiste” qui va atteindre “bientôt” une autosuffisance énergétique “enviable” pour d’autres territoires du pays.
Mais pourquoi les investisseurs extérieurs à l’Aragon choisissent-ils cette région pour s’y installer ? Pour Sanso, l’attrait de la région est avant tout dû à “une société bien formée”, avec une influence “très positive” de l’université de Saragosse. “L’investisseur sait qu’il va disposer d’une importante réserve de personnel qualifié”, affirme-t-il. Un aspect qu’il partage avec Nieto, qui indique que le capital humain est “très bien formé” et que le pourcentage de diplômés universitaires est “supérieur à la moyenne”.
Sanso souligne également le fait que l’Aragon est traditionnellement “un lieu habitué aux pactes” et à l’entente sociale, un aspect sur lequel il rejoint Nieto, qui souligne cette “paix sociale” et le fait que la région est un lieu où “il est rare qu’il y ait des conflits au travail ou dans d’autres domaines”.
La situation stratégique de l’Aragon est un autre des points observés par le professeur. En effet, l’Aragon se trouve à équidistance des territoires les plus peuplés du pays : Valence, Madrid, Barcelone et Bilbao ; “d’où son importance logistique”, ajoute-t-il. Un point sur lequel Nieto insiste en soulignant qu’autour de l’Aragon, un territoire “très bien communiqué avec les deux principales villes d’Espagne”, sont générés “60 % du PIB national”.
En outre, le doyen des économistes aragonais relève des aspects physiques tels que la taille de la Communauté, qui réunit “près de 10% du territoire de la péninsule”, ou l’abondance de ressources naturelles comme le soleil et le vent -propres aux énergies renouvelables- et l’eau.
Dans ces aspects positifs de l’Aragon pour l’investisseur, Sanso inclut également la bonne qualification de la communauté d’affaires et des cadres du territoire, ainsi que le niveau des coûts d’implantation dans la Communauté par rapport à d’autres territoires comme la Catalogne, le Pays Basque ou Madrid, où le niveau de vie, les prix de la main-d’œuvre ou du terrain peuvent être plus élevés.
M. Nieto ajoute à ces raisons des “niveaux de sécurité très élevés”, ainsi qu’une qualité de vie “très élevée”. “Nous disposons également de zones d’attraction touristique très importantes”, ajoute-t-il.
En ce qui concerne l’avenir, le professeur d’analyse économique note que l’Aragon devra faire face à des défis, dont beaucoup ne sont pas spécifiques à une communauté autonome, mais se manifestent sur l’échiquier mondial. Par exemple, la guerre en Ukraine et la manière dont les marchés internationaux et la mondialisation vont évoluer à partir des phénomènes qui se développent actuellement. “Il y a vraiment de grandes incertitudes”, dit-il.
Mais ce qu’il considère comme un défi particulier pour la région, c’est de consolider les projets d’investissement qui ont choisi l’Aragon pour s’installer ces derniers temps ; “qu’aucun d’entre eux ne soit frustré et qu’ils prennent un bon départ”, conclut-il.